Blackwater a été fondée en 1996 par Erik Prince, un millionnaire chrétien conservateur et ancien marsouin, rejeton d’une famille aisée du Michigan, dont les donations généreuses ont aidé à l’ascension de la droite religieuse et à la révolution républicaine de 1994. À sa fondation, la société consistait largement en la fortune privée de Prince et en un terrain de 2500 hectares dans les marécages du Great Dismal [littéralement « le Grand Lugubre » : c’était bien trouvé ! à Moyock, en Caroline du Nord. La vision de Prince consistait à anticiper « la demande par le gouvernement d’ outsourcing des armes à feu et de la formation à la sécurité idoine ». Dans les années qui ont suivi, Prince, sa famille et leurs alliés politiques ont injecté de l’argent dans les campagnes des Républicains, soutenant la prise de contrôle par ceux-ci du Congrès et l’ascension de George W. Bush à la présidence
Alors que Blackwater avait déjà obtenu des contrats pendant l’ère Clinton, Qui était favorable à la privatisation, ce n’est qu’après le déclenchement de la « guerre contre le terrorisme » que le moment de gloire de la société est arrivé. D’un jour à l’autre, suite au 11 Septembre, la société a été amenée à jouer un rôle central dans une guerre mondiale. « J’ai opéré dans le business de la formation depuis quatre ans et je commençais à devenir un peu cynique sur la question de savoir si les gens prenaient au sérieux les affaires de sécurité », déclarait Prince à l’animateur de Fox News Bill O’Reilly peu après le 11 Septembre. « Mais maintenant, le téléphone n’arrête pas de sonner.»
Parmi ces coups de fil, il y en eut un de la CIA, qui donna un contrat à Blackwater pour travailler en Afghanistan au tout début des opérations US là-bas. Dans les années qui ont suivi, la société est devenue l’un des plus gros bénéficiaires de la « guerre contre le terrorisme », gagnant près d’un milliard de dollars dans des contrats non secrets, dont beaucoup étaient des arrangements hors adjudication. En une décennie, Prince a étendu le QG de Moyock à 3500 hectares, en en faisant la plus grande base militaire privée du monde. Blackwater a actuellement des effectifs de 2300 personnes déployées dans neuf pays, avec 20000 autres contractuels à disposition. Elle a une flotte de plus de 20 engins aériens, dont des hélicoptères de combat , une division de renseignement privé et elle produit des dirigeables de surveillance et des installations de tir à la cible.
En 2005 après le cyclone Katrina, elle a déployé ses forces à la Nouvelle-Orléans, facturant au gouvernement fédéral 950 $ par homme par jour, encaissant jusqu’à 240 000 $ par jour. Au plus fort de son engagement, la société avait 600 contractuels déployés du Texas au Mississippi. Depuis Katrina, elle a mené une politique agressive de contrats domestiques, ouvrant une nouvelle division des opérations domestiques. Blackwater fait du marketing pour ses produits et services auprès du Département de la Sécurité intérieure et ses représentants ont rencontré le Gouverneur de Californie Arnold Schwarzenegger. La société a déposé des demandes de licences pour opérer dans tous les États côtiers (des USA). Elle est aussi en train d’étendre sa présence physique à l’intérieur des frontières US, ouvrant des installations en Illinois et en Californie.
Le plus gros contrat qu’a pu obtenir Blackwater, a été celui avec le Département d’État concernant la sécurité des diplomates et installations US en Irak. Ce contrat a commencé en 2003 par un deal hors adjudication pour protéger le proconsul d’Irak d’un montant de 21 millions de dollars. Blackwater a fourni des gardes du corps aux deux ambassadeurs US successifs, John Negroponte et Zalmay Khalilzad, ainsi qu’à d’autres diplomates et officiers d’occupation. Ses forces ont protégé plus de 90 délégations du Congrès en Irak, y compris celle de la speaker du Congrès Nancy Pelosi. Selon les données fournies par le gouvernement, depuis juin 2004, Blackwater a reçu des contrats pour 750 millions de dollars rien que du Département d’État. Elle mène actuellement une intense campagne pour être envoyée au Darfour comme force privée de maintien de la paix. En octobre dernier, le Président Bush a levé certaines sanctions contre le Sud-Soudan chrétien, ouvrant la voie à une mission de formation de Blackwater là-bas. En janvier 2007, le représentant à Washington du gouvernement régional du Sud-Soudan a déclaré qu’il s’attendait à ce que Blackwater commence l’entraînement des forces de sécurité du Sud très prochainement.
Depuis le 11 septembre, Blackwater a recruté dans sa direction exécutive quelques hauts responsables proches de l’administration Bush. Parmi eux il y a J. Cofer Black, ancien chef du contre-terrorisme à la CIA, qui a dirigé la chasse à Oussama Ben Laden après le 11 Septembre, et Joseph Schmitz, un ancien inspecteur général du Pentagone, qui était responsable de la politique de gestion des sous-traitants comme Blackwater pendant une bonne durée de la « guerre contre le terrorisme », ce dont il a été accusé de ne pas s’être acquitté de manière efficace. Vers la fin de la période de fonction de Schmitz, le puissant sénateur républicain Charles Grassley a lancé une enquête du Congrès pour savoir si Schmitz avait “étouffé ou fait dévier deux enquêtes criminelles » sur des hauts responsables de l’administration Bush. Pris sous le feu des deux partis, Schmitz a démissionné et a rejoint Blackwater.
Malgré son rôle central, Blackwater avait largement opéré dans l’ombre, jusqu’à ce qu’elle ait droit aux feux de la rampe lorsque, le 31 mars 2004, quatre de ses soldats privés en Irak furent tués dans une embuscade à Falloujah. Une foule déchaînée brûla les corps et les traîna dans les rues de la vlle, puis en pendit deux à un pont sur l’ Euphrate. Cela marqua un tournant décisif dans la guerre d’Irak. Les forces US firent le siège de Falloujah quelques jours plus tard, tuant des centaines de gens et en déplaçant des milliers d’autres, enflammant la résistance irakienne acharnée qui harcèle les forces d’occupation jusqu’à ce jour. Pour la plupart des Américains, ce fut la première fois qu’ils entendirent parler de soldats privés. « Les gens ont commencé à se rendre compte qu’il s’agissait d’une véritable phénomène », dit le Représentant David Price, un Démocrate de Caroline du Nord, qui dit qu’il a commencé à surveiller le recours à des sous-traitants privés après Falloujah. « Comme la plupart des membres du Congrès, ce n’est qu’alors que j’ai commencé à être attentif et à développer un intérêt pour ça », après l’incident de Falloujah.
Ce que l’on sait moins, c’est que l’incident de Falloujah a donné un coup de fouet aux affaires de Blackwater à Washington, lui permettant de capitaliser la reconnaissance fraîchement acquise. Le jour suivant l’embuscade, elle a loué les services du Alexander Strategy Group, une entreprise de lobbying de la rue K dirigée par des anciens membres du staff de l’ex-leader de la majorité (au Congrès) Tom DeLay avant le krach de l’entreprise dans la foulée du scandale Jack Abramoff. Une semaine après l’embuscade, Erik Prince était en réunion avec au moins quatre membres de la Commission sénatoriale aux services armés dont son président, John Warner. Le sénateur Rick Santorum avait organisé la réunion, à laquelle participaient Warner et deux autres sénateurs clé - le président de la Commission des attributions Ted Stevens de l’Alaska et George Allen de Virginie. Cette réunion faisait suite à une série de rencontres en tête-à-tête entre Prince est des puissants parlementaires républicains qui supervisaient l’attribution de contrats militaires. Parmi eux : DeLay; Porter Goss, président de la Commission parlementaire au renseignement (et futur directeur de la CIA); Duncan Hunter, président de la Commission parlementaire aux services armés, et le Représentant Bill Young, président de la Commission parlementaire des attributions. L’objet des discussions lors de ces rencontres reste secret. Mais il est clair que Blackwater était en tain de se positionner pour tirer le maximum de profit de sa nouvelle célébrité. Et de fait, deux mois plus tard, Blackwater se voyait attribuer par le gouvernement un des contrats internationaux de sécurité les plus juteux, d’un montant de plus de 300 millions de dollars.
L’entreprise était aussi désireuse d’avoir une influence sur la définition des règles régissant les mercenaires sous contrat gouvernemental. « À cause des événements du 31 mars (à Falloujah), la visibilité de Blackwater et le besoin de communiquer un message consistant ont augmenté ici à Washington », devait déclarer Chris Bertelli, le nouveau lobbyiste de Blackwater. « Il y a maintenant divers règlements fédéraux qui s’appliquent à leurs activités, mais ils sont généralement larges. Une chose qui manque, ce sont des normes industrielles. C’est une chose dans laquelle nous voulons définitivement nous engager. » Au mois de mai Blackwater dirigeait une opération de lobbying de l’industrie militaire privée pour essayer de bloquer les efforts du Congrès ou du Pentagone pour placer leurs forces sous la juridiction des cours martiales.
Mais alors que Blackwater jouissait d’un nouveau statut de héros dans la guerre contre le terrorisme au sein de l’administration et du Congrès sous contrôle républicain, les familles des quatre hommes tués à Falloujah disaient avoir été menées en bateau par Blackwater lorsqu’elles avaient essayé de savoir dans quelles circonstances leurs hommes avaient été tués. Après ce qui à leurs dires a duré de longs mois pour obtenir des réponses claires, les familles ont déposé en janvier 2005 une plainte pour homicide par imprudence qui ouvre de nouvelles perspectives, accusant l’entreprise de ne pas avoir fourni aux hommes les garanties de protection stipulées dans leurs contrats. Au nombre de leurs allégations : les hommes avaient été envoyés ce jour-là en mission à Falloujah avec des armes de moindre calibre que celles qu’ils auraient du avoir et dans des jeeps Pajero au lieu de véhicules blindés. Ce dossier judiciaire pourrait avoir des effets de grande envergure et a été suivi de près par l’industrie des sous-traitants de guerre – l’ancienne filiale de Halliburton KBR a même présenté au tribunal un mémorandum en faveur de Blackwater. Si la plainte a du succès, elle pourrait ouvrir la voie à un scénario de poursuites en cascade du type de celles engagées contre l’industrie du tabac, où l’on verrait les sous-traitants de guerre assaillis de plaintes légales de salariés tués ou blessés dans des zones de guerre.
Pendant que l’affaire poursuivait son chemin dans le système judiciaire, Blackwater a engagé des puissants avocats républicains pour la défendre, parmi lesquels Fred Fielding, récemment nommé par Bush conseiller à la Maison blanche en remplacement de Harriet Miers; et Kenneth Starr, l’ancien procureur dans l’affaire Whitewater (enquête sur les affaires immobilières des époux Clinton, qui est restée sans suite , NdT), et actuel conseil en chef de Blackwater. Celle-ci n’a pas engagé de débat formel sur les allégations spécifiques contenues dans la plainte, mais ce qui a émergé de ses documents transmis au tribunal, c’est une série d’arguments légaux destinés à étayer sa ligne de défense, à savoir qu’elle au-dessus de la loi. Blackwater prétend que si les tribunaux US permettent que l’entreprise soit poursuivie pour homicide par imprudence, cela pourrait mettre en danger les capacités de combat de la nation : « Rien ne pourrait être plus destructif pour le concept de Force totale, basée sur des volontaires, qui sous-tend la doctrine US en matière de main d’œuvre militaire, que d’exposer les composantes privées au système d’établissement de torts de 50 États, transporté outre-mer sur les champs de bataille », argumentait la société dans ses documents légaux. En février, Blackwater a subi une défaite majeure, lorsque la Cour suprême a refusé d’examiner le cas Falloujah, ce qui a donné le feu vert à un procès devant un tribunal d’État, dans lequel il n’y aurait pas de plafond aux dommages et intérêts qu’un jury pourrait décider
Alors que la publicité sur Blackwater vient surtout de l’affaire de Falloujah, un autre incident plus récent suscite de l’attention. Le soir de Noël, à l’intérieur de la Zone verte de Bagdad, transformée en forteresse, un employé américain de Blackwater aurait tué un garde du corps irakien protégeant un haut responsable irakien. Pendant des semaines après la tuerie, des rapports non confirmés ont circulé sur Internet, selon lesquels l’alcool aurait été la cause des tirs mortels et que l’Irakien aurait reçu dix balles dans la poitrine. L’histoire disait aussi que l’agent avait été exfiltré d’Irak avant de pouvoir être inculpé. Les enquêtes des médias ne donnèrent aucun résultat. L’ambassade US refusait de confirmer qu’il s’agissait d’un agent de Blackwater et la société se refusait à tout commentaire.
Dans une tentative de clarifier ces questions, le Sénateur Barack Obama a introduit une nouvelle législation complète en février. Elle requiert des règles d’engagement claires pour les sous-traitants armés, leur étend le champ d’application de la MEJA et enjoint au Département de la Défense d’ « arrêter et détenir » des agents privés suspectés de crimes et délits et de les remettre aux autorités civiles pour être poursuivis. Elle demande aussi au Département de la Défense de soumettre un rapport complet sur les enquêtes en cours concernant des abus commis par des employés de sous-traitants, sur le nombre de plaintes reçues contre des sous-traitants et d’enquêtes criminelles ouvertes. Dans une déclaration à The Nation, Obama a dit que les sous-traitants « opèrent selon des lignes d’autorité qui ne sont pas claires et virtuellement sans aucune supervision du Congrès. Ce trou noir dans la responsabilité accroît les dangers pour nos troupes et pour les civils américains travaillant pour des sous-traitants. » Il a dit que sa législation « rétablirait le contrôle sur ces entreprises », tout en « mettant les sociétés sous l’emprise de la loi. »
La Représentante démocrate Jan Schakowsky, membre de la Commission parlementaire au renseignement, a été un des principaux critiques du système de sous-traitance militaire. Sa Loi pour la transparence sur les contrats en Irak et Afghanistan, introduite en février et qui appuie celle d’Obama, se résume à ce que Schakowsky voit comme une mission d’enquête, qui aurait du être menée depuis longtemps, sur les méandres bureaucratiques des secrets de la sous-traitance. Entre autres dispositions, elle fait obligation au gouvernement de déterminer et de rendre public le nombre des sous-traitants employés en Irak et en Afghanistan; toute violation par des sous-traitants des lois des pays hôtes, internationales ou US ; les actions disciplinaires prises contre des employés en sous-traitance ; et le nombre total d’employés en sous-traitance tués ou blessés. Schakowsky dit qu’elle a à plusieurs reprises tenté d’obtenir ces informations ces dernières années mais qu’elle a été menée en bateau ou ignorée. « C’est de milliards et de milliards de dollars qu’on est en train de parler – certains ont estimé que 40 cents sur chaque dollar [dépensé dans l’occupation] va aux sous-traitants et nous ne pouvons pas avoir d’informations sur les pertes, les morts », dit Schakowsky. « Il a été virtuellement impossible de mettre en lumière cet aspect de la guerre, qui donc n’a pas été pris en compte dans les débats sur la guerre, son envergure, ses coûts, ses risques. Nous ne savons presque rien sur cette armée de l’ombre qui opère en Irak. Je pense que le peuple américain est loin de savoir de quoi il retourne dans cette guerre. »
Une semaine après la fin du règne de Donald Rumsfeld sur le Pentagone, les forces US avaient été tellement sollicitées que l’ancien secrétaire d’État Colin Powell déclarait : « l’Armée de terre d’active est pour ainsi dire brisée. » Plutôt que de repenser sa politique étrangère, l’administration a forgé des plans pour un “déferlement” de troupes sur l’Irak et Bush a lancé un plan pour ajouter aux militaires un Corps de réserve civil, ainsi présenté dans son discours de janvier sur l’état de l’Union : « Un tel corps fonctionnerait de manière très semblable à celle de notre réserve militaire. Il allègerait le fardeau qui pèse sur les forces armées en nous permettant d’engager des civils avec des compétences cruciales pour servir en mission à l’étranger quand l’Amérique a besoin d’eux. » Il semble que le Président ne faisait que donner là un nouveau nom fantaisiste à quelque chose que l’administration avait déjà réalisé avec sa “révolution” dans les affaires militaires et en faisant appel dans des proportions jamais vues auparavant aux fournisseurs privés. Mais alors que le « déferlement » proposé par Bush suscitait un vif débat au Congrès et dans l’opinion publique, le recours croissant par l’administration aux sous-traitants militaires privés était passé largement inaperçu et n’avait pas fait débat.
« Le recours croissant aux sous-traitants privés, forces privées ou, comme diraient certains, « mercenaires », rend les guerres plus faciles à déclencher et à combattre – ça ne prend que de l’argent et pas de citoyens », dit Michael Ratner, président du Centre pour les droits constitutionnels, qui a engagé des poursuites contre des fournisseurs privés pour des allégations d’abus commis en Irak. «Lorsqu’une population est appelée à aller faire la guerre, il y a de la résistance, une résistance nécessaire pour empêcher que les guerres s’étendent d’elles-mêmes, des guerres folles et dans le cas des USA, des guerres pour l’hégémonie impérialiste. Les forces privées sont presque une nécessité pour des USA soucieux de maintenir à flot leur empire déclinant. »
Pour ce qui est du Corps de civil de réserve et de l’idée, promue par Blackwater, d’une « brigade en sous-traitance privée » pour travailler avec les militaires, les congressistes qui ont une position critique sur la guerre sont en train de cibler ce qu’ils voient comme une escalade soutenue et non déclarée dans le recours aux forces privées. « Le « déferlement » implique une secousse qui a un début et une fin », dit Schakowsky. « Qu’entre un tiers et un quart des forces présentes sur le terrain ne soient pas inclues dans le débat est une chose très dangereuse pour la démocratie, car la guerre est la chose la plus grave que nous faisons.
De fait, les morts de sous-traitants ne sont pas comptabilisées dans le compte total des morts US, et leurs crimes et violations ne sont ni documentés ni punis, ce qui contribue encore plus à masquer les vrais coûts de la guerre. « Quand vous faites venir des sous-traitants auxquels la loi ne s’applique pas, ni les Conventions de Genève, ni les notions morales communes, on jette tout par la fenêtre », dit Kucinich. « Et ce que ça veut dire, c’est que ces sous-traitants privés sont en réalité le bras de l’administration et de sa politique. »
Jeremy Scahill est un journaliste d’investigation qui a reçu de nombreuses recompenses. Il est correspondant du programme de radio-télévision Democracy Now!, et auteur invité de la Puffin Foundation au The Nation Institute. Il est l’auteur du nouveau livre Blackwater: The Rise of the World’s Most Powerful Mercenary Army (Nation Books), dont cet article est une adpatation.
Original :
http://gnn.tv/articles/2977/Blackwater_Rising